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montrèrent dans la laque des commodes et des paravents. Et c’est de ces gentils objets, où la chinoiserie se mêle au rococo, que Jersainville a orné son boudoir à opium, car c’est plutôt un boudoir qu’une fumerie véritable, cette pièce étroite et longue avec ses panneaux de singeries et ses dessus de portes qui représentent des bonshommes du Céleste-Empire de Mme  de Pompadour et des personnages du Royaume de Zadig. Jersainville y a placé deux étonnantes commodes, l’une en laque noire et or, l’autre en laque rouge, presque rose, et une ottomane digne d’une sultane d’opéra. C’est là qu’il se livre aux plaisirs du bambou, dans cet Orient de Trianon où l’odeur barbare, sournoise et compliquée de l’opium a encore je ne sais quoi de plus singulier et de plus étrange, à deux pas de la pagode de Chanteloup, que l’on peut apercevoir de la fenêtre, dressant au ciel ses étages dont l’inclinaison inquiétante menace ruine, et qui met, dans ce calme paysage tourangeau, une note comique d’exotisme bien français !

C’est donc dans ce boudoir que l’excellent Jersainville passe le meilleur de son temps, soit à lire, soit à rêver, soit à fumer. Par contre, Madeleine y paraît assez rarement, ce qui, d’ailleurs, semble parfaitement égal à son mari. Ce n’est pas que Madeleine et lui soient mal ensemble. Loin de là. Ils entretiennent de fort amicales relations ; mais, au fond, il se soucie extrêmement peu de sa femme. Je crois qu’en épousant la belle Madeleine de Guergis, M. de Jersainville a surtout cédé à l’attrait de la dot imposante qu’elle lui apportait. Jersainville, au moment de son mariage, était à peu près ruiné, ce qui l’a conduit à ne pas trop s’inquiéter des fâcheuses histoires de la mère Guergis. Disons cependant à sa décharge que la bonne dame, après une vie plutôt agitée, avait eu la délicatesse de mourir fort convenablement.