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collégien. Et elle considère les volutes de ma fumée avec une telle désapprobation que je me mets à rire. Elle comprend et rit aussi. À neuf heures, ma mère va dire bonsoir à Mme de Préjary et s’enquérir si elle n’a besoin de rien, puis elle ne reparaît plus. Quant à moi, j’ai le choix de rester à lire dans la bibliothèque ou d’aller achever ma soirée au cercle, car il y a un cercle à Clessy, où se réunissent « ces messieurs ». On y boit des bocks en faisant quelque partie de whist ou d’écarté, et en racontant les potins du jour. Comme je ne trouve pas ces réunions très divertissantes, je préfère regagner ma chambre et me mettre au lit.

Telle est ma vie à Clessy et telle je l’ai menée depuis une semaine que je suis là. Quelquefois, j’éprouve à cette existence un peu de désœuvrement. Cette fois, il n’en est pas ainsi. Le temps ne compte plus pour moi. Les heures s’envolent, rapides et légères. Ma mère me parle ; je cause avec Mme de Préjary, je me promène le long du canal ou sur la grand’route, je lis ou je fume dans la bibliothèque, sans m’apercevoir du moment où je suis de la journée.

Tous ces actes coutumiers, je les accomplis dans une sorte d’inconscience. Tout ce que je sais, c’est que quelque chose est changé en moi, c’est qu’une pensée nouvelle a détruit toutes mes autres pensées, c’est qu’un seul songe a remplacé tous mes songes. Il me semble que je suis entré dans une existence inattendue, que ma vie date seulement de quelques jours, du jour où je l’ai vue et où, dès le premier regard, je l’ai aimée.