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mère se retire dans sa chambre jusqu’au dîner.

Quelquefois, avant le dîner, je ressors faire un tour dans Clessy. J’aime cette heure des petites villes de province. Les rares réverbères sont allumés. Les passants se hâtent dans les rues presque désertes. On entend le bruit des volets que l’on clôt. Les vitrines des quelques magasins sont éclairées. Le bocal rouge et le bocal vert du pharmacien resplendissent. À cette heure, j’aime à rôder dans les petites rues de Clessy. J’imagine ma vie à jamais fixée là…

Il n’y a pas de lampe dans la salle à manger, chez Mme de Préjary. On pose, à chaque bout de la table, deux antiques candélabres d’argent. Chacun porte trois bougies, mais on n’en allume jamais que deux. Ma mère a fait un peu de toilette en mon honneur. La vieille Justine, même si elle a confectionné un plat extraordinairement réussi, ne paraîtrait pour rien au monde, le soir, dans la salle à manger. Le dîner, pour elle, est un moment important. Elle le dirige de loin et demeure auprès de ses fourneaux. Ma mère n’a plus à côté d’elle la petite table pour les assiettes. Le service est fait par Eugénie, la femme de chambre. À la lumière, la salle à manger est d’une mélancolie autre que le matin.

Après le repas, nous allons dans la bibliothèque. Ma mère me regarde fumer. Ma mère n’a jamais pu s’accoutumer à ma cigarette ou à mon cigare. Elle est toujours sur le point de me dire : « Jette donc cela », comme si j’étais encore un