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SOUVENIRS AUTOBIOGRAPHIQUES

pour jouer le rôle de poètes, comme s’ils étaient devant la rampe et pour obtenir un effet théâtral, — j’eusse pu conquérir les lauriers que l’on conquiert de cette façon-là. J’aurais pu prendre et garder une place taliter qualiter parmi les poètes du temps. Pourquoi donc ne l’ai-je pas fait ? Parce que je savais que la destinée la plus certaine m’attendait pour me contraindre à me démettre de cette place, à la génération suivante, en faveur d’un autre prétendant qui aurait autant ou plus d’habileté à exprimer de vagues sentiments, à délayer en livres le vieux et traditionnel langage de la passion, qu’il aurait l’avantage de la nouveauté, et celui de s’adapter plus complètement au goût dominant du jour.

À cette époque de ma première jeunesse, je sentais fort vivement, moins vivement peut-être qu’aujourd’hui, qu’une très faible partie de ce qu’on accepte en tout temps comme poésie, de ce qui en usurpe, pendant une saison, le nom sacré, est réellement le débordement spontané d’une passion sincère, profonde, et en même temps assez originale pour être contrainte à se montrer en public, par suite de cette nécessité de chercher une sympathie extérieure, qui est si intimement unie à toute passion. L’autre poésie n’est rien de cela : l’auteur nous présente une imitation de telle ou telle passion, selon qu’il choisit avec plus ou moins de jugement telle ou telle clef pour exprimer telle forme donnée de passion ; il imite le langage de la passion en trouvant plus ou moins habilement les expressions réelles, naturelles qu’emploie la passion et les débarrassant de tout ce qui leur est étranger. Ils sont bien rares, en quelque siècle que ce soit, les poètes fameux qui gémissent comme