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mais à cette époque, c’était la coutume que les deux fiancés se présentassent en grande toilette. Quand le costume arriva, la dame avait toutes les apparences d’une bonne santé, mais par un de ces pressentiments inexplicables dont on cite bien des exemples authentiques (comme cela s’est vu pour le père d’André Marwell), elle jeta les yeux, une minute ou deux, sur le beau costume, et dit d’une voix ferme et tranchante : « Voilà donc ma toilette de mariage, on s’attend à ce que je la mette le jeudi 17, mais je ne la porterai pas, je ne la porterai jamais. Le jeudi 17, je serai revêtue d’un linceul. » Toutes les personnes présentes furent vivement choquées d’une telle déclaration, que l’air solennel de la dame ne permettait pas de regarder comme une plaisanterie. La vieille comtesse, sa mère, lui reprocha même ces paroles avec quelque sévérité : elles exprimaient peu de confiance dans la bonté de Dieu. La fiancée ne répondit rien, et se contenta de soupirer profondément. Dans la quinzaine, néanmoins, sa prédiction s’accomplit à la lettre. Elle tomba subitement malade, et mourut environ trois jours avant la date fixée pour le mariage. Enfin on l’enveloppa d’un linceul, comme cela se fait tout naturellement à la suite d’un décès, et ce fut là son vêtement au matin du jour de son mariage.

Lord M—ton, le gentilhomme qui avait perdu sa fiancée d’une manière si soudaine et si remarquable, fut le seul gentleman qui parut au dîner. Il s’intéressait tout particulièrement à la littérature, et ce fut en somme grâce à sa bonté que je me trouvai, pour la première fois de ma vie, dans une situation qui était un peu celle d’un lion. Ce qui me valut l’attention flatteuse de Lord M—ton, ce