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DU MANGEUR D’OPIUM

toute frissonnante dans la masse de vie humaine ? Maintenant pour la première fois, quoique sorte d’homme que vous ayez été, que vous ayez paru être au départ, squire ou petit squire, lord, ou fils de lord, quel que vous ayez été par rapport à cette cité, ce hameau, cette maison isolée dont hier, ou aujourd’hui, vous avez levé l’ancre, — vous vous trouvez, sans déguisement possible, n’être plus qu’une vague dans la totalité de l’Atlantique, ou pareil à une plante (et encore à une plante parasite, qui a besoin d’appuis étrangers) dans une forêt de l’Amérique.

Ces sensations-là ne sont pas le moins du monde réservées aux gens réfléchis, et moins encore aux personnes purement sentimentales. Personne n’a jamais été laissé à lui-même pour la première fois dans les rues de Londres, encore inconnues, sans éprouver cette sensation de tristesse, de mortification, parfois même de terreur que donne la conscience de l’état d’abandon et de solitude absolue où il se trouve. Il n’est pas d’isolement comparable à celui qui pèse sur le cœur au milieu d’un cercle de figures innombrables, qui ne lui parlent pas, qui n’ont rien, à lui dire ; d’yeux innombrables, dont l’expression ne reflète rien qu’il puisse comprendre, de silhouettes d’hommes et de femmes passant rapidement, allant à des affaires qui ne paraissent point intelligibles pour un inconnu, et qui lui donnent la sensation d’un carnaval de fous, ou d’un cortège d’illusoires figures. La grande longueur des rues dans bien des quartiers de Londres, les perspectives continuelles d’autres rues également longues, qui s’ouvrent à chaque instant devant le regard le plus rapide, et qui forment des angles avec celle que vous parcourez, la buée