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DU MANGEUR D’OPIUM

répondre, ou tout au plus de poursuivre et de développer une proposition émise par le protagoniste, par celui qui dirige despotiquement la conversation ? Car il faut remarquer que, généralement parlant, quand on interdit les questions, le résultat est de faire passer au pouvoir de l’interlocuteur toute l’initiative de l’entretien, et aussi, pour emprunter une métaphore à la musique, le grand personnage est le seul modulateur, le seul à déterminer dans quelle clef la conversation se continue. Il est vrai qu’en faisant quelques pas hors du sujet sur lequel vous répondez, vous pouvez en élargie la base, de manière à faire apparaître le nouvel ordre d’idées que vous voulez amenez, et pouvez suggérer de nouveaux sujets aussi efficacement que si vous aviez toute liberté de diriger la conversation par des questions ou par une mention directe du sujet ; mais cela dépend de votre habileté à tirer parti d’une ouverture, de votre attention à la saisir au vol, en somme il faut compter beaucoup sur le hasard, sans compter qu’il y a crime, qu’il y a en quelque sorte une espèce de trahison, de je ne sais quoi… à se faire prendre en flagrant délit, d’élargir l’ouverture, d’agrandir le sujet. Échanger librement ses idées, se livrer sans contrainte à leur mouvement, tout cela est incompatible avec un rituel qui tend énergiquement au but, digne de Byzance, ou de la Prusse, de congeler, en quelque sorte, tout le jeu naturel et salutaire des facultés, de l’écraser sous la massue de pierre d’un cérémonial inflexible et de précédents établis.

C’est, en effet, une bien faible objection que de dire qu’un si grand mal a un remède suffisamment actif dans la situation privilégiée de quel-