Page:Quincey - Souvenirs autobiographiques du mangeur d’opium, trad. Savine, 1903.djvu/26

Cette page a été validée par deux contributeurs.
3
DU MANGEUR D’OPIUM

ce qui constitue un bien-être solidement assis en cette vie, et n’était ni porté à la rapacité aux dépens de son prochain, ni assez riche lui-même pour servir de cible à la rapacité d’autrui. C’était en 1660, période ou toutes choses égales d’ailleurs, le prix de la vie en Angleterre ne présentait pas un trop grand écart avec la moyenne ordinaire de notre époque, les deux échelles étant bien inférieures à ce qu’elles furent pendant la longue période de guerre qui suivit la Révolution française. Néanmoins, ce qui est pour un tel homme une sage modération, peut devenir pour tel autre, placé dans une situation différente, une entrave, un déplorable empêchement à grandir.

À vingt-six ans ou environ, mon père se maria, et il est probable que les ambitions de ma mère, qui étaient à certains points de vue plus hautes que les siennes, purent concourir avec sa propre activité d’esprit, à rompre le charme, — si jamais il avait connu ce charme, — qui le sollicitait à passer sa vie dans une obscure tranquillité. Cette petite fortune, dans un pays comme l’Angleterre, où tout est si cher, ne permettait pas à sa femme le genre de vie auquel elle était habituée. Tout homme désire pour sa femme ce dont il se passerait fort bien, s’il ne s’agissait que de lui. Donc, un peu pour satisfaire à des exigences qu’il considérait comme raisonnables, il se mit à commercer avec l’Irlande et les Indes occidentales. Mais il est hors de doute que, sans parler de ses égards pour sa femme, la manière générale de voir des Anglais qui considèrent sous un jour très défavorable l’intention avouée de ne rien faire, l’eût lancé dans une vie active d’une façon ou d’une autre.

Quand je dis que mon père était un commer-