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DU MANGEUR D'OPIUM

loch. Et ce fut sut lui que ce Moloch appliqua les lois de son établissement, ce fut lui, le noble et bel enfant, mais aussi l’enfant orgueilleux, arrogant, qu’il battit, battit brutalement, à coups de pied, qu’il foula aux pieds.

Deux heures plus tard, mon frère était sur la route de Liverpool. Il se dirigea péniblement vers cette ville, n’ayant guère d’argent et accablé sous une sensation d’abandon qui lui faisait sentir que tout ce qu’il pouvait faire serait bien peu de chose pour réaliser ce qu’il projetait.

Quelques semaines auparavant, nous avions parcouru ensemble mes deux frères et moi, une partie de cette route, dans une chaise de poste, depuis Chester jusqu’au point où nos destinées se séparaient. Arrivés à l’hôtellerie, nous (c’est-à-dire mon frère et moi), nous nous assîmes, tout en larmes ; nous allions nous quitter ; et le plus jeune, qui ne comprenait pas notre peine, pleura aussi, mais nous la comprenions fort bien. Nous n’avions pas de supérieurs qui pussent ou qui voulussent entrer dans nos désirs. Si nous avions appris à apprécier raisonnablement la valeur du temps, nous ne nous en serions guère inquiétés. Cinq ans et demi pour moi, neuf ans et demi pour mon frère cadet, telles étaient les distances qui nous séparaient du jour où nous devions entrer en possession de nos héritages ; et alors nous eussions pu être heureux, chacun suivant le choix dicté par ses goûts. Mais ces intervalles nous paraissaient si longs, que nous étions disposés à les regarder comme des expressions sensibles de l’infini. Aussi n’y songions-nous jamais. Nous pleurions, parce que nous nous sentions sous la menace de changements qui étaient bien de nature à justifier nos