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DU MANGEUR D’OPIUM

aussi par force devant moi, mes réponses ne se perdirent plus dans le bruit et les rires. Les personnalités furent écartées, on discuta littérature dans son ensemble, et c’est là un sujet qui au lieu de laisser prise à l’argumentation, permet de s’étendre avec une ample éloquence. Ma lecture était immense, j’avais à ma disposition toutes les ressources du langage, qui diminuaient peut-être un peu, quand affluaient les idées et les doutes. Maintenant je ne parlais plus à un auditoire de sourds, mais à une généreuse et indulgente protectrice, et je versai, comme d’une corne d’abondance, les détails lumineux, les souvenirs ; le tout d’une essence assez banale, mais d’autant plus à la portée de mon entourage actuel. On pourrait croire que cette affaire-là avait trop l’air d’une « tempestas in matula »[1] si je me hasardais à parler plus longtemps de la révolution qui s’ensuivit. Peut-être même le mot de révolution est-il trop pompeux pour la situation. Il me suffira de dire que je restai le phénix de cette société qui avait tout d’abord commencé par se montrer d’une insolence narquoise à mes dépens, et la dame intellectuelle finit par déclarer que l’air du pont était désagréable.

Jamais jusqu’à cette heure, je n’avais cru les femmes dignes d’un intérêt quelconque, ou d’un amour respectueux. Je les avais connues soit dans leurs infirmités, et par leurs côtés peu aimables, soit dans des relations plus sévères qui m’inspiraient à leur égard des sentiments de malaise et d’éloignement. Je fus alors pour la première fois frappé de l’idée que la vie peut devoir la

  1. Un orage dans un vase de nuit.