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SOUVENIRS AUTOBIOGRAPHIQUES

miration pour lui que son dédain pour moi. Elle eut bientôt fait de s’entourer d’un cercle d’auditeurs, dans le but de faire une démonstration publique, où elle nous fit parfaitement comprendre la place que, dans son équité, elle attribuait à chacun de nous en son estime. Elle n’avait rien de bien brillant, mais elle ne montrait guère de prétention. On eût pu la décrire comme une femme démonstrative, de talents superficiels, mais populaires. Mais toute femme a le privilège de se faire écouter dans une société quelle qu’elle soit, et une femme de quarante ans, avec tout le tact et l’expérience qu’elle s’est acquis pendant une aussi longue pratique de la conversation n’est guère embarrassée pour mortifier un jeune garçon, ou même pour le pousser à donner des marques maladroites d’irritation. Il était clair qu’à ses yeux j’étais un humble ami, ou ce que dans la société mondaine on appelle un souffre-douleur. Lord W… plein de générosité en ce qui regardait ses propres avantages, et qui n’avait jamais enfreint les lois de l’égalité qui régnaient dans nos rapports mutuels, rougit avec autant de confusion que moi, à ses grossières insinuations. Et en fait nos âges ne permettaient guère cette relation qu’elle supposait exister entre nous. Peut être ne la supposait-elle même pas, mais pour quelques gens, avoir de l’esprit et le montrer ne va jamais sans quelque malveillance. Chaque fois qu’on en fait l’exhibition, on a absolument besoin d’un sacrifice et d’une victime. Dans une telle situation, mon sentiment naturel de justice m’eût fourni cent fois plus d’armes qu’il ne m’en fallait pour prendre ma revanche, mais à ce moment-là, peut être parce que je n’avais pas d’allié utile, et que je n’avais pas à