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XV
PRÉFACE DU TRADUCTEUR

libre intellectuel que Th. de Quincey nous dépeint comme un effet de l’opium. Cet agent a une vertu narcotique remarquable, et celle-ci ne se borne pas à une action toute-puissante sur la douleur physique. Elle s’exerce avec non moins d’énergie sur la douleur morale aiguë ou chronique, sur celle que cause en nous un choc violent et subit, sur celle que nous fait éprouver la morsure incessante d’un amour trompé par l’abandon ou la mort, d’une ambition dont l’objet nous fuit et nous inquiète. Est-il prouvé d’ailleurs qu’une douleur morale diffère essentiellement d’une douleur physique, qu’elles soient confinées dans des régions qui ne communiquent jamais entre elles ? Cet équilibre intellectuel que Th. de Quincey décrit avec tant d’éloquence, avec la sensation d’une incomparable volupté, qu’est-il, sinon l’anesthésie de la douleur morale au même degré que l’engourdissement de la douleur physique ? Il reste alors l’intelligence, la mémoire, l’imagination ; devant ces facultés passent des objets qu’elles contemplent à loisir, sans être violemment distraites par ces douleurs. Sans doute, Th. de Quincey nous laisse entendre qu’à le longue, cette action anesthésique s’épuise, et fait place à des souffrances. C’est la un phénomène physiologique : nous savons que la plupart des agents produisent par leur abus ou leur long usage l’effet même qu’ils étaient destinés à combattre. Il n’est donc pas étonnant que ce bel équilibre que l’opium produisait soit détruit par l’opium lui-même, que les fresques majestueuses et calmes, devant lesquelles on se promenait en dilettante charmé, soient remplacée par des