Page:Proust - Pastiches et Mélanges, 1921.djvu/196

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
MÉLANGES

la vie. Ce fut à la lettre et dans une circonstance où je croyais mes jours comptés ; je partis pour Venise afin d’avoir pu avant de mourir, approcher, toucher, voir incarnées, en des palais défaillants mais encore debout et roses, les idées de Ruskin sur l’architecture domestique au moyen âge. Quelle importance, quelle réalité peut avoir aux yeux de quelqu’un qui bientôt doit quitter la terre, une ville aussi spéciale, aussi localisée dans le temps, aussi particularisée dans l’espace que Venise et comment les théories d’architecture domestique que j’y pouvais étudier et vérifier sur des exemples vivants pouvaient-elles être de ces « vérités qui dominent la mort, empêchent de la craindre, et la font presque aimer[1] » ? C’est le pouvoir du génie de nous faire aimer une beauté, que nous sentons plus réelle que nous, dans ces choses qui aux yeux des autres sont aussi particulières et aussi périssables que nous-mêmes.

Le « Je dirai qu’ils sont beaux quand tes yeux l’auront dit » du poète, n’est pas très vrai, s’il s’agit des yeux d’une femme aimée. En un certain sens, et quelles que puissent être, même sur ce terrain de la poésie, les magnifiques revanches qu’il nous prépare, l’amour nous dépoétise la nature. Pour l’amoureux, la terre n’est plus que « le tapis des beaux pieds d’enfant » de sa maîtresse, la nature n’est plus que « son temple ». L’amour qui nous fait découvrir tant de vérités psychologiques profondes, nous ferme au contraire au sentiment poétique de la nature[2],

  1. Renan.
  2. Il me restait quelque inquiétude sur la parfaite justesse de cette idée, mais qui me fut bien vite ôtée par le seul mode de vérification qui existe pour nos idées, je veux dire la rencontre for-
194