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Je ne savais pas si ce serait une église où des fidèles sauraient peu à peu apprendre des vérités et découvrir des harmonies, le grand plan d’ensemble, ou si cela resterait comme un monument druidique au sommet d’une île, quelque chose d’infréquenté à jamais. Mais j’étais décidé à y consacrer mes forces qui s’en allaient comme à regret, et comme pour pouvoir me laisser le temps d’avoir, tout le pourtour terminé, fermé « la porte funéraire ». Bientôt je pus montrer quelques esquissés. Personne n’y comprit rien. Même ceux qui furent favorables à ma perception des vérités que je voulais ensuite graver dans le temple me félicitèrent de les avoir découvertes au « microscope » quand je m’étais, au contraire, servi d’un télescope pour apercevoir des choses, très petites, en effet, mais parce qu’elles étaient situées à une grande distance, et qui étaient chacune un monde. Là où je cherchais les grandes lois, on m’appelait fouilleur de détails. D’ailleurs, à quoi bon faisais-je cela ? j’avais eu de la facilité, jeune, et Bergotte avait trouvé mes pages de collégien « parfaites », mais au lieu de travailler, j’avais vécu dans la paresse, dans la dissipation des plaisirs, dans la maladie, les soins, les manies, et j’entreprenais mon ouvrage à la veille de mourir, sans rien savoir de mon métier. Je ne me sentais plus la force de faire face à mes obligations avec les êtres, ni à mes devoirs envers ma pensée et mon œuvre, encore moins envers tous les deux. Pour les premiers, l’oubli des lettres à écrire simplifiait un peu ma tâche. La perte de la mémoire m’aidait un peu en faisant des coupes dans mes obligations, mon œuvre les remplaçait. Mais tout d’un coup, au bout d’un mois, l’association des idées ramenait, avec mes remords, le souvenir et j’étais accablé du sentiment de mon impuissance. Je fus étonné d’être indifférent aux critiques qui m’étaient faites, mais c’est que, depuis le jour où mes jambes avaient tellement tremblé en descendant l’escalier,