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vrai talent, elle n’aimait que des horreurs, mais enfin elle a été utile, certainement ; elle jouait d’une façon assez vivante, et puis c’était une brave personne, généreuse, qui s’est ruinée pour les autres. Voilà bien longtemps qu’elle ne fait plus un sou, parce que le public n’aime pas du tout ce qu’elle fait. Du reste, ajouta-t-elle en riant, je vous dirai que mon âge ne m’a permis de l’entendre, naturellement, que tout à fait dans les derniers temps et quand j’étais moi-même trop jeune pour me rendre compte. — Elle ne disait pas très bien les vers ? hasarda l’ami de Bloch pour flatter Rachel, qui répondit : — Oh ! ça, elle n’a jamais su en dire un ; c’était de la prose, du chinois, du volapük, tout, excepté un vers. D’ailleurs, je vous dirai que, bien entendu, je ne l’ai entendue que très peu, sur sa fin, ajouta-t-elle pour se rajeunir, mais on m’a dit qu’autrefois ce n’était pas mieux, au contraire. »

Je me rendais compte que le temps qui passe n’amène pas forcément le progrès dans les arts. Et de même que tel auteur du xviie siècle, qui n’a connu ni la Révolution française, ni les découvertes scientifiques, ni la guerre, peut être supérieur à tel écrivain d’aujourd’hui, et que peut-être même Fagon était un aussi grand médecin que du Boulbon (la supériorité du génie compensant ici l’infériorité du savoir), de même la Berma était, comme on dit, à cent pics au-dessus de Rachel, et le temps, en la mettant en vedette en même temps qu’Elstir, avait consacré son génie.

Il ne faut pas s’étonner que l’ancienne maîtresse de Saint-Loup débinât la Berma. Elle l’eût fait quand elle était jeune. Ne l’eût-elle pas fait alors, qu’elle l’eût fait maintenant. Qu’une femme du monde de la plus haute intelligence, de la plus grande bonté se fasse actrice, déploie dans ce métier nouveau pour elle de grands talents, n’y rencontre que des succès, on s’étonnera, si on se trouve auprès d’elle après longtemps, d’entendre non son langage à elle, mais celui