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des nouvelles de tant de gens à l’article de la mort, et dont les uns s’étaient rétablis tandis que d’autres avaient « succombé », qu’on ne se souvenait plus au juste si telle personne qu’on n’avait jamais l’occasion de voir s’était sortie de sa fluxion de poitrine ou avait trépassé. La mort se multipliait et devenait plus incertaine dans ces régions âgées. À cette croisée de deux générations et de deux sociétés qui, en vertu de raisons différentes, mal placées pour distinguer la mort, la confondaient presque avec la vie, la première s’était mondanisée, était devenue un incident qui qualifiait plus ou moins une personne ; sans que le ton dont on parlait eût l’air de signifier que cet incident terminait tout pour elle, on disait : « mais vous oubliez, un tel est mort », comme on eût dit : « il est décoré » (l’adjectif était autre, quoique pas plus important), « il est de l’Académie », ou — et cela revenait au même puisque cela empêchait aussi d’assister aux fêtes — « il est allé passer l’hiver dans le Midi », « on lui a ordonné les montagnes ». Encore, pour des hommes connus, ce qu’ils laissaient en mourant aidait à se rappeler que leur existence était terminée. Mais pour les simples gens du monde très âgés, on s’embrouillait sur le fait qu’ils fussent morts ou non, non seulement parce qu’on connaissait mal ou qu’on avait oublié leur passé, mais parce qu’ils ne tenaient en quoi que ce soit à l’avenir. Et la difficulté qu’avait chacun de faire un triage entre les maladies, l’absence, la retraite à la campagne, la mort des vieilles gens du monde, consacrait, tout autant que l’indifférence des hésitants, l’insignifiance des défunts.

« Mais si elle n’est pas morte, comment se fait-il qu’on ne la voie plus jamais, ni son mari non plus ? demanda une vieille fille qui aimait faire de l’esprit. — Mais je te dirai, reprit la mère, qui, quoique quinquagénaire, ne manquait pas une fête, que c’est parce qu’ils sont vieux, et qu’à cet âge-là on ne sort plus. »