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c’est-à-dire l’avant-veille de celui où, cheminant dans l’obscurité, j’entendais sonner le bruit de mes pas, tout en remâchant tous ces souvenirs, Saint-Loup venu du front, sur le point d’y retourner, m’avait fait une visite de quelques secondes seulement, dont l’annonce seule m’avait violemment ému. Françoise avait d’abord voulu se précipiter sur lui, espérant qu’il pourrait faire réformer le timide garçon boucher, dont, dans un an, la classe allait partir. Mais elle fut arrêtée elle-même en pensant à l’inutilité de cette démarche, car depuis longtemps le timide tueur d’animaux avait changé de boucherie, et soit que la patronne de la nôtre craignît de perdre notre clientèle, soit qu’elle fût de bonne foi, elle avait déclaré à Françoise qu’elle ignorait où ce garçon, « qui, d’ailleurs, ne ferait jamais un bon boucher », était employé. Françoise avait bien cherché partout, mais Paris est grand, les boucheries nombreuses, et elle avait eu beau entrer dans un grand nombre, elle n’avait pu retrouver le jeune homme timide et sanglant.

Quand Saint-Loup était entré dans ma chambre, je l’avais approché avec ce sentiment de timidité, avec cette impression de surnaturel que donnaient au fond tous les permissionnaires et qu’on éprouve quand on est introduit auprès d’une personne atteinte d’un mal mortel et qui cependant se lève, s’habille, se promène encore. Il semblait (il avait surtout semblé au début, car pour qui n’avait pas vécu comme moi loin de Paris, l’habitude était venue qui retranche aux choses que nous avons vues plusieurs fois la racine d’impression profonde et de pensée qui leur donne leur sens réel), il semblait presque qu’il y eût quelque chose de cruel dans ces permissions données aux combattants. Aux premières, on se disait : « Ils ne voudront pas repartir, ils déserteront. » Et en effet, ils ne venaient pas seulement de lieux qui nous semblaient irréels parce que nous n’en avions entendu parler que par les