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n’aurait pas dû être là, pour la raison qu’il n’était nullement réformé. Simplement il n’avait pas rejoint et était déserteur, mais personne ne le savait. Une autre étoile du salon était « dans les choux », qui malgré ses goûts sportifs s’était fait réformer. Il était devenu tellement pour moi l’auteur d’une œuvre admirable à laquelle je pensais constamment que ce n’est que par hasard, quand j’établissais un courant transversal entre deux séries de souvenirs, que je songeais qu’il était celui qui avait amené le départ d’Albertine de chez moi. Et encore ce courant transversal aboutissait, en ce qui concernait ces reliques de souvenirs d’Albertine, à une voie s’arrêtant en pleine friche à plusieurs années de distance. Car je ne pensais plus jamais à elle. C’était une voie non fréquentée de souvenirs, une ligne que je n’empruntais plus. Tandis que les œuvres de « dans les choux » étaient récentes et cette ligne de souvenirs perpétuellement fréquentée et utilisée par mon esprit.

Je dois, du reste, dire que la connaissance du mari d’Andrée n’était ni très facile ni très agréable à faire, et que l’amitié qu’on lui vouait était promise à bien des déceptions. Il était, en effet, à ce moment déjà fort malade et s’épargnait les fatigues autres que celles qui lui paraissaient devoir peut-être lui donner du plaisir. Or il ne classait parmi celles-là que les rendez-vous avec des gens qu’il ne connaissait pas encore et que son ardente imagination lui représentait sans doute comme ayant une chance d’être différents des autres. Mais pour ceux qu’il connaissait déjà, il savait trop bien comment ils étaient, comment ils seraient, ils ne lui paraissaient plus valoir la peine d’une fatigue dangereuse pour lui et peut-être mortelle. C’était, en somme, un très mauvais ami. Et peut-être dans son goût pour des gens nouveaux se retrouvait-il quelque chose de l’audace frénétique qu’il portait jadis, à Balbec, aux sports, au jeu, à tous les excès de table.