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encore de bijoux évoquant les armées par leur thème décoratif, si même leur matière ne venait pas des armées, n’avait pas été travaillée aux armées ; au lieu d’ornements égyptiens rappelant la campagne d’Égypte, c’étaient des bagues ou des bracelets faits avec des fragments d’obus ou des ceintures de 75, des allume-cigarettes composés de deux sous anglais, auxquels un militaire était arrivé à donner, dans sa cagna, une patine si belle que le profil de la reine Victoria y avait l’air tracé par Pisanello ; c’est encore parce qu’elles y pensaient sans cesse, disaient-elles, qu’elles portaient à peine le deuil quand l’un des leurs tombait, sous le prétexte qu’il était « mêlé de fierté », ce qui permettait un bonnet de crêpe anglais blanc (du plus gracieux effet et autorisant tous les espoirs), dans l’invincible certitude du triomphe définitif, et permettait ainsi de remplacer le cachemire d’autrefois par le satin et la mousseline de soie, et même de garder ses perles, « tout en observant le tact et la correction qu’il est inutile de rappeler à des Françaises ».

Le Louvre, tous les musées étaient fermés, et quand on lisait en tête d’un article de journal : « Une exposition sensationnelle », on pouvait être sûr qu’il s’agissait d’une exposition non de tableaux, mais de robes, de robes destinées, d’ailleurs, à éveiller « ces délicates joies d’art dont les Parisiennes étaient depuis trop longtemps sevrées ». C’est ainsi que l’élégance et le plaisir avaient repris ; l’élégance, à défaut des arts, cherchait à s’excuser comme ceux-ci en 1793, année où les artistes exposant au Salon révolutionnaire proclamaient que ce serait à tort qu’il paraîtrait « étrange à d’austères républicains que nous nous occupions des arts quand l’Europe coalisée assiège le territoire de la liberté ». Ainsi faisaient en 1916 les couturiers qui, d’ailleurs, avec une orgueilleuse conscience d’artistes, avouaient que « chercher du nouveau, s’écarter de la banalité, préparer la victoire, dégager