Page:Proust - Le Temps retrouvé, 1927, tome 1.djvu/28

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tion drolatique d’une bande de langoustes, au pointillis grumeleux si extraordinairement rendu qu’elles semblent avoir été moulées sur des carapaces vivantes, plat dont le marli est fait de la pêche à la ligne par un petit Chinois d’un poisson qui est un enchantement de nacreuse couleur par l’argentement azuré de son ventre. Comme je dis à Verdurin le délicat plaisir que ce doit être pour lui que cette raffinée mangeaille dans cette collection comme aucun prince n’en possède à l’heure actuelle derrière ses vitrines : « On voit bien que vous ne le connaissez pas », me jette mélancoliquement la maîtresse de maison, et elle me parle de son mari comme d’un original maniaque, indifférent à toutes ces jolités, « un maniaque, répète-t-elle, oui, absolument cela, un maniaque qui aurait plutôt l’appétit d’une bouteille de cidre, bue dans la fraîcheur un peu encanaillée d’une ferme normande ». Et la charmante femme à la parole vraiment amoureuse des colorations d’une contrée nous parle avec un enthousiasme débordant de cette Normandie qu’ils ont habitée, une Normandie qui serait un immense parc anglais, à la fragrance de ses hautes futaies à la Lawrence, au velours cryptomeria, dans leur bordure porcelainée d’hortensias roses, de ses pelouses naturelles, au chiffonnage de roses soufre dont la retombée sur une porte de paysans, où l’incrustation de deux poiriers enlacés simule une enseigne tout à fait ornementale, fait penser à la libre retombée d’une branche fleurie dans le bronze d’une applique de Gouthière, une Normandie qui serait absolument insoupçonnée des Parisiens en vacances et que protège la barrière de chacun de ses clos, barrières que les Verdurin me confessent ne pas s’être fait faute de lever toutes. À la fin du jour, dans un éteignement sommeilleux de toutes les couleurs où la lumière ne serait plus donnée que par une mer presque caillée ayant le bleuâtre du petit lait — mais non, rien de la mer que vous con-