Page:Proust - Le Temps retrouvé, 1927, tome 1.djvu/191

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bien avait-il, le justifiant au besoin par la mort de son père enlevé assez jeune, le pressentiment de sa fin prématurée. Sans doute un tel pressentiment semble impossible. Pourtant la mort paraît assujettie à certaines lois. On dirait souvent, par exemple, que les êtres nés de parents qui sont morts très vieux ou très jeunes sont presque forcés de disparaître au même âge, les premiers traînant jusqu’à la centième année des chagrins et des maladies incurables, les autres, malgré une existence heureuse et hygiénique, emportés à la date inévitable et prématurée par un mal si opportun et si accidentel (quelques racines profondes qu’il puisse avoir dans le tempérament) qu’il semble la formalité nécessaire à la réalisation de la mort. Et ne serait-il pas possible que la mort accidentelle elle-même — comme celle de Saint-Loup, liée d’ailleurs à son caractère de plus de façons peut-être que je n’ai cru devoir le dire — fût, elle aussi, inscrite d’avance, connue seulement des dieux, invisible aux hommes, mais révélée par une tristesse particulière, à demi inconsciente, à demi consciente (et même, dans cette dernière mesure, exprimée aux autres avec cette sincérité complète qu’on met à annoncer des malheurs auxquels on croit dans son for intérieur échapper et qui pourtant arriveront), à celui qui la porte et l’aperçoit sans cesse en lui-même, comme une devise, une date fatale.

Il avait dû être bien beau en ces dernières heures ; lui qui toujours dans cette vie avait semblé, même assis, même marchant dans un salon, contenir l’élan d’une charge, en dissimulant d’un sourire la volonté indomptable qu’il y avait dans sa tête triangulaire, enfin il avait chargé. Débarrassée de ses livres, la tourelle féodale était redevenue militaire. Et ce Guermantes était mort plus lui-même, ou plutôt plus de sa race, en laquelle il n’était plus qu’un Guermantes, comme ce fut symboliquement visible à son enterre-