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souffrir. C’est ainsi qu’un raid de zeppelins l’eût enchanté pour voir Françoise se cacher dans les caves, et parce qu’il était persuadé que dans une ville aussi grande que Paris les bombes ne viendraient pas juste tomber sur notre maison. Du reste, Françoise commençait à être reprise par moment de son pacifisme de Combray. Elle avait presque des doutes sur les « atrocités allemandes ». « Au commencement de la guerre on nous disait que ces Allemands c’était des assassins, des brigands, de vrais bandits, des Bbboches… » (si elle mettait plusieurs b à Boches, c’est que l’accusation que les Allemands fussent des assassins lui semblait après tout plausible, mais celle qu’ils fussent des Boches, presque invraisemblable à cause de son énormité). Seulement il était assez difficile de comprendre quel sens mystérieusement effroyable Françoise donnait au mot de Boche puisqu’il s’agissait du début de la guerre, et aussi à cause de l’air de doute avec lequel elle prononçait ce mot. Car le doute que les Allemands fussent des criminels pouvait être mal fondé en fait, mais ne renfermait pas en soi, au point de vue logique, de contradiction. Mais comment douter qu’ils fussent des Boches, puisque ce mot, dans la langue populaire, veut dire précisément Allemand. Peut-être ne faisait-elle que répéter en style indirect les propos violents qu’elle avait entendus alors et dans lesquels une particulière énergie accentuait le mot « Boche ». « J’ai cru tout cela, disait-elle, mais je me demande tout à l’heure si nous ne sommes pas aussi fripons comme eux. » Cette pensée blasphématoire avait été sournoisement préparée chez Françoise par le maître d’hôtel, lequel, voyant que sa camarade avait un certain penchant pour le roi Constantin de Grèce, n’avait cessé de le lui représenter comme privé par nous de nourriture jusqu’au jour où il céderait. Aussi l’abdication du souverain avait-elle ému Françoise, qui allait jusqu’à déclarer : « Nous ne valons