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le cran. » Pour prononcer « le cran » (et même simplement pour le « mordant » ) elle faisait avec sa main le geste de pétrissage et avec ses yeux le clignement des rapins employant un terme d’atelier. Son langage à elle était pourtant plus encore qu’autrefois la trace de son admiration pour les Anglais, qu’elle n’était plus obligée de se contenter d’appeler comme autrefois nos voisins d’outre-Manche, ou tout au plus nos amis les Anglais, mais nos loyaux alliés ! Inutile de dire qu’elle ne se faisait pas faute de citer à tout propos l’expression de « fair play » pour montrer les Anglais trouvant les Allemands des joueurs incorrects, et « ce qu’il faut c’est gagner la guerre », comme disent nos braves alliés. Tout au plus associait-elle assez maladroitement le nom de son gendre à tout ce qui touchait les soldats anglais et au plaisir qu’il trouvait à vivre dans l’intimité des Australiens aussi bien que des Écossais, des Néo-Zélandais et des Canadiens. « Mon gendre Saint-Loup connaît maintenant l’argot de tous les braves « tommies », il sait se faire entendre de ceux des plus lointains « dominions » et, aussi bien qu’avec le général commandant la base, fraternise avec le plus humble « private ».

Que cette parenthèse sur Mme de Forcheville m’autorise, tandis que je descends les boulevards côte à côte avec M. de Charlus, à une autre plus longue encore, mais utile pour décrire cette époque, sur les rapports de Mme Verdurin avec Brichot. En effet, si le pauvre Brichot était, ainsi que Norpois, jugé sans indulgence par M. de Charlus (parce que celui-ci était à la fois très fin et plus ou moins inconsciemment germanophile), il était encore bien plus maltraité par les Verdurin. Sans doute ceux-ci étaient chauvins, ce qui eût dû les faire se plaire aux articles de Brichot, lesquels d’autre part n’étaient pas inférieurs à bien des écrits où se délectait Mme Verdurin. Mais d’abord on se rappelle peut-être que, déjà à la Raspelière, Brichot