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me l’était plus encore que, quand du fond du sommeil elle remontait les derniers degrés de l’escalier des songes, ce fût dans ma chambre qu’elle renaquît à la conscience et à la vie, qu’elle se demandât un instant « où suis-je », et voyant les objets dont elle était entourée, la lampe dont la lumière lui faisait à peine cligner les yeux, pût se répondre qu’elle était chez elle en constatant qu’elle s’éveillait chez moi. Dans ce premier moment délicieux d’incertitude, il me semblait que je prenais à nouveau plus complètement possession d’elle, puisque, au lieu que, après être sortie, elle entrât dans sa chambre, c’était ma chambre, dès qu’elle serait reconnue par Albertine, qui allait l’enserrer, la contenir, sans que les yeux de mon amie manifestassent aucun trouble, restant aussi calmes que si elle n’avait pas dormi.

L’hésitation du réveil, révélée par son silence, ne l’était pas par son regard. Dès qu’elle retrouvait la parole elle disait : « Mon » ou « Mon chéri » suivis l’un ou l’autre de mon nom de baptême, ce qui, en donnant au narrateur le même nom qu’à l’auteur de ce livre, eût fait : « Mon Marcel », « Mon chéri Marcel ». Je ne permettais plus dès lors qu’en famille nos parents, en m’appelant aussi « chéri », ôtassent leur prix d’être uniques aux mots délicieux que me disait Albertine. Tout en me les disant elle faisait une petite moue qu’elle changeait d’elle-même en baiser. Aussi vite qu’elle s’était tout à l’heure endormie, aussi vite elle s’était réveillée.

Pas plus que mon déplacement dans le temps, pas plus que le fait de regarder une jeune fille assise auprès de moi sous la lampe qui l’éclaire autrement que le soleil quand, debout, elle s’avançait le long de la mer, cet enrichissement réel, ce progrès autonome d’Albertine, n’étaient la cause importante, la différence qu’il y avait entre ma façon de la voir maintenant et ma façon de la voir au début à Balbec.