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toute la nuit. Albertine n’avait-elle pas été, devant l’Hôtel, comme une grande actrice de la plage en feu, excitant les jalousies quand elle s’avançait dans ce théâtre de nature, ne parlant à personne, bousculant les habitués, dominant ses amies ? et cette actrice si convoitée n’était-ce pas elle qui, retirée par moi de la scène, enfermée chez moi, était à l’abri des désirs de tous, qui désormais pouvaient la chercher vainement, tantôt dans ma chambre, tantôt dans la sienne, où elle s’occupait à quelque travail de dessin et de ciselure ?

Sans doute, dans les premiers jours de Balbec, Albertine semblait dans un plan parallèle à celui où je vivais, mais qui s’en était rapproché (quand j’avais été chez Elstir), puis l’avait rejoint, au fur et à mesure de mes relations avec elle, à Balbec, à Paris, puis à Balbec encore. D’ailleurs, entre les deux tableaux de Balbec, au premier séjour et au second, composés des mêmes villas d’où sortaient les mêmes jeunes filles devant la même mer, quelle différence ! Dans les amies d’Albertine du second séjour, si bien connues de moi, aux qualités et aux défauts si nettement gravés dans leur visage, pouvais-je retrouver ces fraîches et mystérieuses inconnues qui jadis ne pouvaient, sans que battît mon cœur, faire crier sur le sable la porte de leur chalet et en froisser au passage les tamaris frémissants ! Leurs grands yeux s’étaient résorbés depuis, sans doute parce qu’elles avaient cessé d’être des enfants, mais aussi parce que ces ravissantes inconnues, actrices de la romanesque première année, et sur lesquelles je ne cessais de quêter des renseignements, n’avaient plus pour moi de mystère. Elles étaient devenues obéissantes à mes caprices, de simples jeunes filles en fleurs, desquelles je n’étais pas médiocrement fier d’avoir cueilli, dérobé à tous, la plus belle rose.