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même arriver à les comprendre, qu’elles s’étalent devant nous comme un spectacle sans cause. Qu’y a-t-il de plus poétique que Xerxès, fils de Darius, faisant fouetter de verges la mer qui avait englouti ses vaisseaux ?

Il est certain que Morel, usant du pouvoir que ses charmes lui donnaient sur la jeune fille, transmit à celle-ci, en la prenant à son compte, la remarque du baron, car l’expression « payer le thé » disparut aussi complètement de la boutique du giletier que disparaît à jamais d’un salon telle personne intime, qu’on recevait tous les jours et avec qui, pour une raison ou pour une autre, on s’est brouillé ou qu’on tient à cacher et qu’on ne fréquente qu’au dehors. M. de Charlus fut satisfait de la disparition de « payer le thé ». Il y vit une preuve de son ascendant sur Morel et l’effacement de la seule petite tache à la perfection de la jeune fille. Enfin, comme tous ceux de son espèce, tout en étant sincèrement l’ami de Morel et de sa presque fiancée, l’ardent partisan de leur union, il était assez friand du pouvoir de créer à son gré de plus ou moins inoffensives piques, en dehors et au-dessus desquelles il demeurait aussi olympien qu’eût été son frère.

Morel avait dit à M. de Charlus qu’il aimait la nièce de Jupien, voulait l’épouser, et il était doux au baron d’accompagner son jeune ami dans des visites où il jouait le rôle de futur beau-père, indulgent et discret. Rien ne lui plaisait mieux.

Mon opinion personnelle est que « payer le thé » venait de Morel lui-même, et que, par aveuglement d’amour, la jeune couturière avait adopté une expression de l’être adoré, laquelle jurait par sa laideur au milieu du joli parler de la jeune fille. Ce parler, ces charmantes manières qui s’y accordaient, la protection de M. de Charlus faisaient que beaucoup de clientes, pour qui elle avait travaillé, la recevaient en amie, l’invitaient à dîner, la mêlaient à leurs