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forces, nous pouvons y atteindre, tout aussi bien qu’en augmentant celles-ci, en restreignant notre activité. Celle dont je débordais, et que je maintenais en puissance dans mon lit, me faisait tressauter, intérieurement bondir, comme une machine qui, empêchée de changer de place, tourne sur elle-même.

Françoise venait allumer le feu et pour le faire prendre y jetait quelques brindilles, dont l’odeur, oubliée pendant tout l’été, décrivait autour de la cheminée un cercle magique dans lequel, m’apercevant moi-même en train de lire tantôt à Combray, tantôt à Doncières, j’étais aussi joyeux, restant dans ma chambre à Paris, que si j’avais été sur le point de partir en promenade du côté de Méséglise, ou de retrouver Saint-Loup et ses amis faisant du service en campagne. Il arrive souvent que le plaisir qu’ont tous les hommes à revoir les souvenirs que leur mémoire a collectionnés est le plus vif, par exemple, chez ceux que la tyrannie du mal physique et l’espoir quotidien de sa guérison, d’une part, privent d’aller chercher dans la nature des tableaux qui ressemblent à ces souvenirs et, d’autre part, laissent assez confiants qu’ils le pourront bientôt faire, pour rester vis-à-vis d’eux en état de désir, d’appétit et ne pas les considérer seulement comme des souvenirs, comme des tableaux. Mais eussent-ils dû n’être jamais que cela pour moi et eussé-je pu, en me les rappelant, les revoir seulement, que soudain ils refaisaient en moi, de moi tout entier, par la vertu d’une sensation identique, l’enfant, l’adolescent qui les avait vus. Il n’y avait pas eu seulement changement de temps dehors, ou dans la chambre modification d’odeurs, mais en moi différence d’âge, substitution de personne. L’odeur, dans l’air glacé, des brindilles de bois, c’était comme un morceau du passé, une banquise invisible détachée d’un hiver ancien qui s’avançait dans ma chambre, souvent