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que cette même conduite était naturelle, louable, elle ne laissait pas d’augmenter chez lui l’état de nervosité dans lequel tantôt il avait signifié la rupture. Et il était tout prêt à « passer sa colère », sinon (sauf dans un accès momentané) sur la jeune fille envers qui il gardait ce reste de crainte, dernière trace de l’amour, du moins sur le baron. Il se garda cependant de lui rien dire avant le dîner, car, mettant au-dessus de tout sa propre virtuosité professionnelle, au moment où il avait des morceaux difficiles à jouer (comme ce soir chez les Verdurin), il évitait (autant que possible, et c’était déjà bien trop que la scène de l’après-midi) tout ce qui pouvait donner à ses mouvements quelque chose de saccadé. Tel un chirurgien passionné d’automobilisme cesse de conduire quand il a à opérer. C’est ce qui m’explique que, tout en me parlant, il faisait remuer doucement ses doigts l’un après l’autre afin de voir s’ils avaient repris leur souplesse. Un froncement de sourcils s’ébaucha qui semblait signifier qu’il y avait encore un peu de raideur nerveuse. Mais, pour ne pas l’accroître, il déplissait son visage, comme on s’empêche de s’énerver de ne pas dormir ou de ne pas posséder aisément une femme, de peur que la phobie elle-même retarde encore l’instant du sommeil ou du plaisir. Aussi, désireux de reprendre sa sérénité afin d’être comme d’habitude tout à ce qu’il jouerait chez les Verdurin, et désireux, tant que je le verrais, de me permettre de constater sa douleur, le plus simple lui parut de me supplier de partir immédiatement. La supplication était inutile et le départ m’était un soulagement. J’avais tremblé qu’allant dans la même maison, à quelques minutes d’intervalle, il ne me demandât de le conduire, et je me rappelais trop la scène de l’après-midi pour ne pas éprouver quelque dégoût à avoir Morel auprès de moi pendant le trajet. Il est très possible que l’amour,