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courte rencontre fictive, dite si simplement que je voyais la dame s’arrêter, lui dire bonjour, faire quelques pas avec elle. Le témoignage de mes sens, si j’avais été dehors à ce moment, m’aurait peut-être appris que la dame n’avait pas fait quelques pas avec Albertine. Mais si j’avais su le contraire, c’était par une de ces chaînes de raisonnement (où les paroles de ceux en qui nous avons confiance insèrent de fortes mailles) et non par le témoignage des sens. Pour invoquer ce témoignage des sens il eût fallu que j’eusse été précisément dehors, ce qui n’avait pas eu lieu. On peut imaginer pourtant qu’une telle hypothèse n’est pas invraisemblable : j’aurais pu être sorti et passer dans la rue à l’heure où Albertine m’aurait dit, ce soir (ne m’ayant pas vu), qu’elle avait fait quelques pas avec la dame, et j’aurais su alors qu’Albertine avait menti. Est-ce bien sûr encore ? Une obscurité sacrée se fût emparée de mon esprit, j’aurais mis en doute que je l’avais vue seule, à peine aurais-je cherché à comprendre par quelle illusion d’optique je n’avais pas aperçu la dame, et je n’aurais pas été autrement étonné de m’être trompé, car le monde des astres est moins difficile à connaître que les actions réelles des êtres, surtout des êtres que nous aimons, fortifiés qu’ils sont contre notre doute par des fables destinées à les protéger. Pendant combien d’années peuvent-ils laisser notre amour apathique croire que la femme aimée a à l’étranger une sœur, un frère, une belle-sœur qui n’ont jamais existé !

Le témoignage des sens est lui aussi une opération de l’esprit où la conviction crée l’évidence. Nous avons vu bien des fois le sens de l’ouïe apporter à Françoise non le mot qu’on avait prononcé, mais celui qu’elle croyait le vrai, ce qui suffisait pour qu’elle n’entendît pas la rectification implicite d’une prononciation meilleure. Notre maître d’hôtel n’était