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de se sentir amoureux. L’amour, c’est trop dire, le plaisir un peu enfoncé dans la chair aide au travail des lettres parce qu’il anéantit les autres plaisirs, par exemple les plaisirs de la société, ceux qui sont les mêmes pour tout le monde. Et même, si cet amour amène des désillusions, du moins agite-t-il, de cette façon-là aussi, la surface de l’âme, qui sans cela risquerait de devenir stagnante. Le désir n’est donc pas inutile à l’écrivain pour l’éloigner des autres hommes d’abord et de se conformer à eux, pour rendre ensuite quelques mouvements à une machine spirituelle qui, passé un certain âge, a tendance à s’immobiliser. On n’arrive pas à être heureux mais on fait des remarques sur les raisons qui empêchent de l’être et qui nous fussent restées invisibles sans ces brusques percées de la déception. Les rêves ne sont pas réalisables, nous le savons ; nous n’en formerions peut-être pas sans le désir, et il est utile d’en former pour les voir échouer et que leur échec instruise. Aussi Bergotte se disait-il : « Je dépense plus que des multimillionnaires pour des fillettes, mais les plaisirs ou les déceptions qu’elles me donnent me font écrire un livre qui me rapporte de l’argent. » Économiquement ce raisonnement était absurde, mais sans doute trouvait-il quelque agrément à transmuter ainsi l’or en caresses et les caresses en or. Nous avons vu, au moment de la mort de ma grand’mère, que la vieillesse fatiguée aimait le repos. Or dans le monde il n’y a que la conversation. Elle y est stupide, mais a le pouvoir de supprimer les femmes, qui ne sont plus que questions et réponses. Hors du monde les femmes redeviennent ce qui est si reposant pour le vieillard fatigué, un objet de contemplation. En tous cas, maintenant, il n’était plus question de rien de tout cela. J’ai dit que Bergotte ne sortait plus de chez lui, et quand il se levait une heure dans sa chambre, c’était tout