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autrement et de façon plus ingénue. Il trompe son auteur comme il trompe sa femme, avec des trucs de vaudeville. Le secrétaire de la rédaction, honnête homme et grossier, ment tout simplement, comme un architecte qui vous promet que votre maison sera prête à une époque où elle ne sera pas commencée. Le rédacteur en chef, âme angélique, voltige au milieu des trois autres, et sans savoir de quoi il s’agit, leur porte, par scrupule fraternel et tendre solidarité, le secours précieux d’une parole insoupçonnable. Ces quatre personnes vivent dans une perpétuelle dissension, que l’arrivée de l’auteur fait cesser. Par-dessus les querelles particulières, chacun se rappelle le grand devoir militaire de venir en aide au « corps » menacé. Sans m’en rendre compte, j’avais depuis longtemps joué le rôle de cet auteur vis-à-vis de la « petite bande ». Si Gisèle avait pensé, quand elle avait dit : « justement », à telle camarade d’Albertine disposée à voyager avec elle dès que mon amie, sous un prétexte ou un autre, m’aurait quitté, et à prévenir Albertine que l’heure était venue ou sonnerait bientôt, Gisèle se serait fait couper en morceaux plutôt que de me le dire ; il était donc bien inutile de lui poser des questions. Des rencontres comme celles de Gisèle n’étaient pas seules à accentuer mes doutes. Par exemple, j’admirais les peintures d’Albertine. Les peintures d’Albertine, touchantes distractions de la captive, m’émurent tant que je la félicitai. « Non, c’est très mauvais, mais je n’ai jamais pris une seule leçon de dessin. — Mais un soir vous m’aviez fait dire, à Balbec, que vous étiez restée à prendre une leçon de dessin. » Je lui rappelai le jour et lui dis que j’avais bien compris tout de suite qu’on ne prenait pas de leçons de dessin à cette heure-là. Albertine rougit. « C’est vrai, dit-elle, je ne prenais pas de leçons de dessin, je vous ai beaucoup menti