Page:Proust - La Prisonnière, tome 1.djvu/219

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mais non pas moins intime, qu’au rapprochement, à la fusion de nos corps, à celle de nos ombres. Puis nous remontâmes dans la voiture. Et elle s’engagea pour le retour dans de petites allées sinueuses où les arbres d’hiver, habillés de lierre et de ronces, comme des ruines, semblaient conduire à la demeure d’un magicien. À peine sortis de leur couvert assombri, nous retrouvâmes, pour sortir du Bois, le plein jour, si clair encore que je croyais avoir le temps de faire tout ce que je voudrais avant le dîner, quand, quelques instants seulement après, au moment où notre voiture approchait de l’Arc de Triomphe, ce fut avec un brusque mouvement de surprise et d’effroi que j’aperçus au-dessus de Paris, la lune pleine et prématurée, comme le cadran d’une horloge arrêtée qui nous fait croire qu’on s’est mis en retard. Nous avions dit au cocher de rentrer. Pour Albertine, c’était aussi revenir chez moi. La présence des femmes, si aimées soient-elles, qui doivent nous quitter pour rentrer ne donne pas cette paix que je goûtais dans la présence d’Albertine assise au fond de la voiture à côté de moi, présence qui nous acheminait non au vide des heures où l’on est séparé, mais à la réunion plus stable encore et mieux enclose dans mon chez-moi, qui était aussi son chez-elle, symbole matériel de la possession que j’avais d’elle. Certes, pour posséder il faut avoir désiré. Nous ne possédons une ligne, une surface, un volume que si notre amour l’occupe. Mais Albertine n’avait pas été pour moi, pendant notre promenade, comme avait été jadis Rachel, une vaine poussière de chair et d’étoffe. L’imagination de mes yeux, de mes lèvres, de mes mains, avait, à Balbec, si solidement construit, si tendrement poli son corps que maintenant, dans cette voiture, pour toucher ce corps, pour le contenir, je n’avais pas besoin de me serrer contre Albertine, ni même de la voir, il me suffisait