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Wagner, tirant de ses tiroirs un morceau délicieux pour le faire entrer comme thème rétrospectivement nécessaire dans une œuvre à laquelle il ne songeait pas au moment où il l’avait composé, puis ayant composé un premier opéra mythologique, puis un second, puis d’autres encore, et s’apercevant tout à coup qu’il venait de faire une tétralogie, dut éprouver un peu de la même ivresse que Balzac quand, jetant sur ses ouvrages le regard à la fois d’un étranger et d’un père, trouvant à celui-ci la pureté de Raphaël, à cet autre la simplicité de l’Évangile, il s’avisa brusquement, en projetant sur eux une illumination rétrospective, qu’ils seraient plus beaux réunis en un cycle où les mêmes personnages reviendraient, et ajouta à son œuvre, en ce raccord, un coup de pinceau, le dernier et le plus sublime. Unité ultérieure, non factice, sinon elle fût tombée en poussière comme tant de systématisations d’écrivains médiocres qui, à grand renfort de titres et de sous-titres, se donnent l’apparence d’avoir poursuivi un seul et transcendant dessein. Non factice, peut-être même plus réelle d’être ultérieure, d’être née d’un moment d’enthousiasme où elle est découverte entre des morceaux qui n’ont plus qu’à se rejoindre. Unité qui s’ignorait, donc vitale et non logique, qui n’a pas proscrit la variété, refroidi l’exécution. Elle surgit (mais s’appliquant cette fois à l’ensemble) comme tel morceau composé à part, né d’une inspiration, non exigé par le développement artificiel d’une thèse, et qui vient s’intégrer au reste. Avant le grand mouvement d’orchestre qui précède le retour d’Yseult, c’est l’œuvre elle-même qui a attiré à soi l’air de chalumeau à demi oublié d’un pâtre. Et, sans doute, autant la progression de l’orchestre à l’approche de la nef, quand il s’empare de ces notes du chalumeau, les transforme, les associe à son ivresse, brise leur rythme, éclaire leur tonalité,