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paraît à celui qui vient de dormir avoir été quatre fois plus long, alors qu’il fut quatre fois plus court. Magnifique erreur d’une multiplication par seize, qui donne tant de beauté au réveil et introduit dans la vie une véritable novation, pareille à ces grands changements de rythmes qui en musique font que, dans un andante, une croche contient autant de durée qu’une blanche dans un prestissimo, et qui sont inconnus à l’état de veille. La vie y est presque toujours la même, d’où les déceptions du voyage. Il semble bien que le rêve soit fait, pourtant, avec la matière la plus grossière de la vie, mais cette matière y est traitée, malaxée de telle sorte, avec un étirement dû à ce qu’aucune des limites horaires de l’état de veille ne l’empêche de s’effiler jusqu’à des hauteurs énormes, qu’on ne la reconnaît pas. Les matins où cette fortune m’était advenue, où le coup d’éponge du sommeil avait effacé de mon cerveau les signes des occupations quotidiennes qui y sont tracés comme sur un tableau noir, il me fallait faire revivre ma mémoire ; à force de volonté on peut rapprendre ce que l’amnésie du sommeil ou d’une attaque a fait oublier et qui renaît peu à peu au fur et à mesure que les yeux s’ouvrent ou que la paralysie disparaît. J’avais vécu tant d’heures en quelques minutes que, voulant tenir à Françoise que j’appelais un langage conforme à la réalité et réglé sur l’heure, j’étais obligé d’user de tout mon pouvoir interne de compression pour ne pas dire : « Eh bien Françoise, nous voici à cinq heures du soir et je ne vous ai pas vue depuis hier après-midi. » Et pour refouler mes rêves, en contradiction avec eux et en me mentant à moi-même, je disais effrontément, et en me réduisant de toutes mes forces au silence, des paroles contraires : « Françoise il est bien dix heures ! » Je ne disais même pas dix heures du matin, mais simplement dix heures, pour que ces « dix heures » si incroyables