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ces soirs-là, mais, au contraire, l’angoisse de ceux où ma mère me disait à peine bonsoir, ou même ne montait pas dans ma chambre, soit qu’elle fût fâchée contre moi ou retenue par des invités. Cette angoisse — non pas seulement sa transposition dans l’amour — non, cette angoisse elle-même qui s’était un temps spécialisée dans l’amour, qui avait été affectée à lui seul quand le partage, la division des passions s’était opérée, maintenant semblait de nouveau s’étendre à toutes, redevenue indivise de même que dans mon enfance, comme si tous mes sentiments, qui tremblaient de ne pouvoir garder Albertine auprès de mon lit à la fois comme une maîtresse, comme une sœur, comme une fille, comme une mère aussi, du bonsoir quotidien de laquelle je recommençais à éprouver le puéril besoin, avaient commencé de se rassembler, de s’unifier dans le soir prématuré de ma vie, qui semblait devoir être aussi brève qu’un jour d’hiver. Mais si j’éprouvais l’angoisse de mon enfance, le changement de l’être qui me la faisait éprouver, la différence de sentiment qu’il m’inspirait, la transformation même de mon caractère, me rendaient impossible d’en réclamer l’apaisement à Albertine comme autrefois à ma mère.

Je ne savais plus dire : je suis triste. Je me bornais, la mort dans l’âme, à parler de choses indifférentes qui ne me faisaient faire aucun progrès vers une solution heureuse. Je piétinais sur place dans de douloureuses banalités. Et avec cet égoïsme intellectuel qui, pour peu qu’une vérité insignifiante se rapporte à notre amour, nous en fait faire un grand honneur à celui qui l’a trouvée, peut-être aussi fortuitement que la tireuse de cartes qui nous a annoncé un fait banal, mais qui s’est depuis réalisé, je n’étais pas loin de croire Françoise supérieure à Bergotte et à Elstir parce qu’elle m’avait dit, à Balbec : « Cette fille-là ne vous causera que du chagrin. »