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de mon père pour cette nation, appelaient « Empfindung », et la sensiblerie « Empfindelei ». Elle était allée, une fois que je pleurais, jusqu’à me dire que Néron était peut-être nerveux et n’était pas meilleur pour cela. Au vrai, comme ces plantes qui se dédoublent en poussant, en regard de l’enfant sensitif que j’avais uniquement été, lui faisait face maintenant un homme opposé, plein de bon sens, de sévérité pour la sensibilité maladive des autres, un homme ressemblant à ce que mes parents avaient été pour moi. Sans doute, chacun devant faire continuer en lui la vie des siens, l’homme pondéré et railleur qui n’existait pas en moi au début avait rejoint le sensible, et il était naturel que je fusse à mon tour tel que mes parents avaient été.

De plus, au moment où ce nouveau moi se formait, il trouvait son langage tout prêt dans le souvenir de celui, ironique et grondeur, qu’on m’avait tenu, que j’avais maintenant à tenir aux autres, et qui sortait tout naturellement de ma bouche, soit que je l’évoquasse par mimétisme et association de souvenirs, soit aussi que les délicates et mystérieuses incantations du pouvoir génésique eussent en moi, à mon insu, dessiné comme sur la feuille d’une plante les mêmes intonations, les mêmes gestes, les mêmes attitudes qu’avaient eus ceux dont j’étais sorti. Car quelquefois, en train de faire l’homme sage quand je parlais à Albertine, il me semblait entendre ma grand’mère ; du reste, n’était-il pas arrivé à ma mère (tant d’obscurs courants inconscients infléchissaient en moi jusqu’aux plus petits mouvements de mes doigts eux-mêmes entraînés dans les mêmes cycles que ceux de mes parents) de croire que c’était mon père qui entrait, tant j’avais la même manière de frapper que lui.

D’autre part, l’accouplement des éléments contraires est la loi de la vie, le principe de la féconda-