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Cette petite scène qui se renouvelait chaque fois que le pianiste allait jouer enchantait les amis aussi bien que si elle avait été nouvelle, comme une preuve de la séduisante originalité de la « Patronne » et de sa sensibilité musicale. Ceux qui étaient près d’elle faisaient signe à ceux qui plus loin fumaient ou jouaient aux cartes, de se rapprocher, qu’il se passait quelque chose, leur disant comme on fait au Reichstag dans les moments intéressants : « Écoutez, écoutez. » Et le lendemain on donnait des regrets à ceux qui n’avaient pas pu venir en leur disant que la scène avait été encore plus amusante que d’habitude.

— Eh bien ! voyons, c’est entendu, dit M. Verdurin, il ne jouera que l’andante.

— Que l’andante, comme tu y vas ! s’écria Mme  Verdurin. C’est justement l’andante qui me casse bras et jambes. Il est vraiment superbe le Patron ! C’est comme si dans la « Neuvième » il disait : nous n’entendrons que le finale, ou dans « les Maîtres » que l’ouverture.

Le docteur, cependant, poussait Mme  Verdurin à laisser jouer le pianiste, non pas qu’il crût feints les troubles que la musique lui donnait — il y reconnaissait certains états neurasthéniques — mais par cette habitude qu’ont beaucoup de médecins de faire fléchir immédiatement la sévérité de leurs prescriptions dès qu’est en jeu, chose qui leur semble beaucoup plus importante, quelque réunion mondaine dont ils font partie et dont la personne à qui ils conseillent d’oublier pour une fois sa dyspepsie, ou sa grippe, est un des facteurs essentiels.

— Vous ne serez pas malade cette fois-ci, vous verrez, dit-il en cherchant à la suggestionner du regard. Et si vous êtes malade nous vous soignerons.

— Bien vrai ? répondit Mme  Verdurin, comme si devant l’espérance d’une telle faveur il n’y avait