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grimpaient jusqu’à ma fenêtre, je sauterais à bas du lit pour descendre vite au jardin, sans plus me rappeler que le soir ramènerait jamais l’heure de quitter ma mère. Et de la sorte c’est du côté de Guermantes que j’ai appris à distinguer ces états qui se succèdent en moi, pendant certaines périodes, et vont jusqu’à se partager chaque journée, l’un revenant chasser l’autre, avec la ponctualité de la fièvre ; contigus, mais si extérieurs l’un à l’autre, si dépourvus de moyens de communication entre eux, que je ne puis plus comprendre, plus même me représenter, dans l’un, ce que j’ai désiré, ou redouté, ou accompli dans l’autre.

Aussi le côté de Méséglise et le côté de Guermantes restent-ils pour moi liés à bien des petits événements de celle de toutes les diverses vies que nous menons parallèlement, qui est la plus pleine de péripéties, la plus riche en épisodes, je veux dire la vie intellectuelle. Sans doute elle progresse en nous insensiblement, et les vérités qui en ont changé pour nous le sens et l’aspect, qui nous ont ouvert de nouveaux chemins, nous en préparions depuis longtemps la découverte ; mais c’était sans le savoir ; et elles ne datent pour nous que du jour, de la minute où elles nous sont devenues visibles. Les fleurs qui jouaient alors sur l’herbe, l’eau qui passait au soleil, tout le paysage qui environna leur apparition continue à accompagner leur souvenir de son visage inconscient ou distrait ; et certes quand ils étaient longuement contemplés par cet humble passant, par cet enfant qui rêvait — comme l’est un roi, par un mémorialiste perdu dans la foule — ce coin de nature, ce bout de jardin n’eussent pu penser que ce serait grâce à lui qu’ils seraient appelés à survivre en leurs particularités les plus éphémères ; et pourtant ce parfum d’aubépine qui butine le long de la haie où les églantiers