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tenant, pour toutes les souffrances que pendant sa vie M. Vinteuil avait supportées à cause de sa fille, ce qu’après la mort il avait reçu d’elle en salaire.

Et pourtant j’ai pensé depuis que si M. Vinteuil avait pu assister à cette scène, il n’eût peut-être pas encore perdu sa foi dans le bon cœur de sa fille, et peut-être même n’eût-il pas eu en cela tout à fait tort. Certes, dans les habitudes de Mlle Vinteuil l’apparence du mal était si entière qu’on aurait eu de la peine à la rencontrer réalisée à ce degré de perfection ailleurs que chez une sadique ; c’est à la lumière de la rampe des théâtres du boulevard plutôt que sous la lampe d’une maison de campagne véritable qu’on peut voir une fille faire cracher une amie sur le portrait d’un père qui n’a vécu que pour elle ; et il n’y a guère que le sadisme qui donne un fondement dans la vie à l’esthétique du mélodrame. Dans la réalité, en dehors des cas de sadisme, une fille aurait peut-être des manquements aussi cruels que ceux de Mlle Vinteuil envers la mémoire et les volontés de son père mort, mais elle ne les résumerait pas expressément en un acte d’un symbolisme aussi rudimentaire et aussi naïf ; ce que sa conduite aurait de criminel serait plus voilé aux yeux des autres et même à ses yeux à elle qui ferait le mal sans se l’avouer. Mais, au-delà de l’apparence, dans le cœur de Mlle Vinteuil, le mal, au début du moins, ne fut sans doute pas sans mélange. Une sadique comme elle est l’artiste du mal, ce qu’une créature entièrement mauvaise ne pourrait être, car le mal ne lui serait pas extérieur, il lui semblerait tout naturel, ne se distinguerait même pas d’elle ; et la vertu, la mémoire des morts, la tendresse filiale, comme elle n’en aurait pas le culte, elle ne trouverait pas un plaisir sacrilège à les profaner. Les sadiques de l’espèce de Mlle Vinteuil