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rose du toit de tuile, aux herbes folles, au village de Roussainville où je désirais depuis longtemps aller, aux arbres de son bois, au clocher de son église, de cet émoi nouveau qui me les faisait seulement paraître plus désirables parce que je croyais que c’était eux qui le provoquaient, et qui semblait ne vouloir que me porter vers eux plus rapidement quand il enflait ma voile d’une brise puissante, inconnue et propice. Mais si ce désir qu’une femme apparût ajoutait pour moi aux charmes de la nature quelque chose de plus exaltant, les charmes de la nature, en retour, élargissaient ce que celui de la femme aurait eu de trop restreint. Il me semblait que la beauté des arbres, c’était encore la sienne, et que l’âme de ces horizons, du village de Roussainville, des livres que je lisais cette année-là, son baiser me la livrerait ; et mon imagination reprenant des forces au contact de ma sensualité, ma sensualité se répandant dans tous les domaines de mon imagination, mon désir n’avait plus de limites. C’est qu’aussi — comme il arrive dans ces moments de rêverie au milieu de la nature où l’action de l’habitude étant suspendue, nos notions abstraites des choses mises de côté, nous croyons d’une foi profonde à l’originalité, à la vie individuelle du lieu où nous nous trouvons — la passante qu’appelait mon désir me semblait être non un exemplaire quelconque de ce type général : la femme, mais un produit nécessaire et naturel de ce sol. Car en ce temps-là tout ce qui n’était pas moi, la terre et les êtres, me paraissait plus précieux, plus important, doué d’une existence plus réelle que cela ne paraît aux hommes faits. Et la terre et les êtres, je ne les séparais pas. J’avais le désir d’une paysanne de Méséglise ou de Roussainville, d’une pêcheuse de Balbec, comme j’avais le désir de Méséglise et de Balbec. Le plaisir qu’elles pou-