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à la femme d’un autre gros propriétaire terrien des environs. La figure de Legrandin exprimait une animation, un zèle extraordinaires ; il fit un profond salut avec un renversement secondaire en arrière, qui ramena brusquement son dos au delà de la position de départ et qu’avait dû lui apprendre le mari de sa sœur, Mme  de Cambremer. Ce redressement rapide fit refluer en une sorte d’onde fougueuse et musclée la croupe de Legrandin que je ne supposais pas si charnue ; et je ne sais pourquoi cette ondulation de pure matière, ce flot tout charnel, sans expression de spiritualité et qu’un empressement plein de bassesse fouettait en tempête, éveillèrent tout d’un coup dans mon esprit la possibilité d’un Legrandin tout différent de celui que nous connaissions. Cette dame le pria de dire quelque chose à son cocher, et tandis qu’il allait jusqu’à la voiture, l’empreinte de joie timide et dévouée que la présentation avait marquée sur son visage y persistait encore. Ravi dans une sorte de rêve, il souriait, puis il revint vers la dame en se hâtant et, comme il marchait plus vite qu’il n’en avait l’habitude, ses deux épaules oscillaient de droite et de gauche ridiculement, et il avait l’air tant il s’y abandonnait entièrement en n’ayant plus souci du reste, d’être le jouet inerte et mécanique du bonheur. Cependant, nous sortions du porche, nous allions passer à côté de lui, il était trop bien élevé pour détourner la tête, mais il fixa de son regard soudain chargé d’une rêverie profonde un point si éloigné de l’horizon qu’il ne put nous voir et n’eut pas à nous saluer. Son visage restait ingénu au-dessus d’un veston souple et droit qui avait l’air de se sentir fourvoyé malgré lui au milieu d’un luxe détesté. Et une lavallière à pois qu’agitait le vent de la Place continuait à flotter sur Legrandin comme l’étendard de son fier isolement et de sa