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de l’algèbre, il ne reste plus la détermination des chiffres de l’arithmétique, lesquels déjà ne contiennent plus les qualités des fruits ou des fleurs additionnés. Et pourtant, l’amour, l’être aimé, ses lettres, sont peut-être tout de même des traductions (si insatisfaisant qu’il soit de passer de l’un à l’autre) de la même réalité, puisque la lettre ne nous semble insuffisante qu’en la lisant, mais que nous suons mort et passion tant qu’elle n’arrive pas, et qu’elle suffit à calmer notre angoisse, sinon à remplir, avec ses petits signes noirs, notre désir qui sait qu’il n’y a là tout de même que l’équivalence d’une parole, d’un sourire, d’un baiser, non ces choses mêmes.

J’écrivis à Albertine :

« Mon amie, j’allais justement vous écrire, et je vous remercie de me dire que si j’avais eu besoin de vous, vous seriez accourue ; c’est bien de votre part de comprendre d’une façon aussi élevée le dévouement à un ancien ami, et mon estime pour vous ne peut qu’en être accrue. Mais non, je ne vous l’avais pas demandé et ne vous le demanderai pas ; nous revoir, au moins d’ici bien longtemps, ne vous serait peut-être pas pénible, jeune fille insensible. À moi que vous avez cru parfois si indifférent, cela le serait beaucoup. La vie nous a séparés. Vous avez pris une décision que je crois très sage et que vous avez prise au moment voulu, avec un pressentiment merveilleux, car vous êtes partie le jour où je venais de recevoir l’assentiment de ma mère à demander votre main. Je vous l’aurais dit à mon réveil, quand j’ai eu sa lettre (en même temps que la vôtre). Peut-être auriez-vous eu peur de me faire de la peine en partant là-dessus. Et nous aurions peut-être lié nos vies par ce qui aurait été pour nous, qui sait ? le pire malheur. Si cela avait dû être, soyez bénie pour votre sagesse. Nous en perdrions tout le fruit en nous revoyant. Ce n’est pas que ce ne serait pas pour moi une tentation. Mais je n’ai pas