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savoir de quelles inepties voulait parler M. de Norpois. Bloch avait le sentiment de travailler dans la même voie que beaucoup, il ne s’était pas cru si exceptionnel. Il revint à l’affaire Dreyfus, mais ne put arriver à démêler l’opinion de M. de Norpois. Il tâcha de le faire parler des officiers dont le nom revenait souvent dans les journaux à ce moment-là ; ils excitaient plus la curiosité que les hommes politiques mêlés à la même affaire, parce qu’ils n’étaient pas déjà connus comme ceux-ci et, dans un costume spécial, du fond d’une vie différente et d’un silence religieusement gardé, venaient seulement de surgir et de parler, comme Lohengrin descendant d’une nacelle conduite par un cygne. Bloch avait pu, grâce à un avocat nationaliste qu’il connaissait, entrer à plusieurs audiences du procès Zola. Il arrivait là le matin, pour n’en sortir que le soir, avec une provision de sandwiches et une bouteille de café, comme au concours général ou aux compositions de baccalauréat, et ce changement d’habitudes réveillant l’éréthisme nerveux que le café et les émotions du procès portaient à son comble, il sortait de là tellement amoureux de tout ce qui s’y était passé que, le soir, rentré chez lui, il voulait se replonger dans le beau songe et courait retrouver dans un restaurant fréquenté par les deux partis des camarades avec qui il reparlait sans fin de ce qui s’était passé dans la journée et réparait par un souper commandé sur un ton impérieux qui lui donnait l’illusion du pouvoir le jeûne et les fatigues d’une journée commencée si tôt et où on n’avait pas déjeuné. L’homme, jouant perpétuellement entre les deux plans de l’expérience et de l’imagination, voudrait approfondir la vie idéale des gens qu’il connaît et connaître les êtres dont il a eu à imaginer la vie. Aux questions de Bloch, M. de Norpois répondit :

— Il y a deux officiers mêlés à l’affaire en cours et dont j’ai entendu parler autrefois par un homme dont