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avait de bête ; son intelligence s’entr’ouvrait, mais n’était pas développée. Il y avait des nouveautés plus attirantes en elle ; je sentais, dans la même jolie fille qui venait de s’asseoir près de mon lit, quelque chose de différent ; et dans ces lignes qui dans le regard et les traits du visage expriment la volonté habituelle, un changement de front, une demi-conversion comme si avaient été détruites ces résistances contre lesquelles je m’étais brisé à Balbec, un soir déjà lointain où nous formions un couple symétrique mais inverse de celui de l’après-midi actuel, puisque alors c’était elle qui était couchée et moi à côté de son lit. Voulant et n’osant m’assurer si maintenant elle se laisserait embrasser, chaque fois qu’elle se levait pour partir, je lui demandais de rester encore. Ce n’était pas très facile à obtenir, car bien qu’elle n’eût rien à faire (sans cela, elle eût bondi au dehors), elle était une personne exacte et d’ailleurs peu aimable avec moi, ne semblant guère se plaire dans ma compagnie. Pourtant chaque fois, après avoir regardé sa montre, elle se rasseyait à ma prière, de sorte qu’elle avait passé plusieurs heures avec moi et sans que je lui eusse rien demandé ; les phrases que je lui disais se rattachaient à celles que je lui avais dites pendant les heures précédentes, et ne rejoignaient en rien ce à quoi je pensais, ce que je désirais, lui restaient indéfiniment parallèles. Il n’y a rien comme le désir pour empêcher les choses qu’on dit d’avoir aucune ressemblance avec ce qu’on a dans la pensée. Le temps presse et pourtant il semble qu’on veuille gagner du temps en parlant de sujets absolument étrangers à celui qui nous préoccupe. On cause, alors que la phrase qu’on voudrait prononcer serait déjà accompagnée d’un geste, à supposer même que, pour se donner le plaisir de l’immédiat et assouvir la curiosité qu’on éprouve à l’égard des réactions qu’il amènera sans mot dire, sans demander aucune permission, on n’ait