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une avanie, et des domestiques sont restés des semaines sans obtenir d’elle une réponse à leur salut matinal, sont même partis en vacances sans qu’elle leur dît adieu et qu’ils devinassent pourquoi, en réalité pour la seule raison qu’ils avaient voulu faire un peu de sa besogne, un jour qu’elle était souffrante. Et en ce moment où ma grand’mère était si mal, la besogne de Françoise lui semblait particulièrement sienne. Elle ne voulait pas, elle la titulaire, se laisser chiper son rôle dans ces jours de gala. Aussi son jeune valet de pied, écarté par elle, ne savait que faire, et non content d’avoir, à l’exemple de Victor, pris mon papier dans mon bureau, il s’était mis, de plus, à emporter des volumes de vers de ma bibliothèque. Il les lisait, une bonne moitié de la journée, par admiration pour les poètes qui les avaient composés, mais aussi afin, pendant l’autre partie de son temps, d’émailler de citations les lettres qu’il écrivait à ses amis de village. Certes, il pensait ainsi les éblouir. Mais, comme il avait peu de suite dans les idées, il s’était formé celle-ci que ces poèmes, trouvés dans ma bibliothèque, étaient chose connue de tout le monde et à quoi il est courant de se reporter. Si bien qu’écrivant à ces paysans dont il escomptait la stupéfaction, il entremêlait ses propres réflexions de vers de Lamartine, comme il eût dit : qui vivra verra, ou même : bonjour.

À cause des souffrances de ma grand’mère on lui permit la morphine. Malheureusement si celle-ci les calmait, elle augmentait aussi la dose d’albumine. Les coups que nous destinions au mal qui s’était installé en grand’mère portaient toujours à faux ; c’était elle, c’était son pauvre corps interposé qui les recevait, sans qu’elle se plaignît qu’avec un faible gémissement. Et les douleurs que nous lui causions n’étaient pas compensées par un bien que nous ne pouvions lui faire. Le mal féroce que nous aurions voulu exterminer, c’est à peine si nous l’avions frôlé, nous ne faisions