Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 7.djvu/179

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ennemis que d’ailleurs elle n’avait pas, et eût été plus affectueux de trouver qu’elle n’allait pas si mal que ça, en somme, par le même sentiment instinctif qui m’avait fait supposer qu’Andrée plaignait trop Albertine pour l’aimer beaucoup. Les mêmes phénomènes se reproduisent des particuliers à la masse, dans les grandes crises. Dans une guerre, celui qui n’aime pas son pays n’en dit pas de mal, mais le croit perdu, le plaint, voit les choses en noir.

Françoise nous rendait un service infini par sa faculté de se passer de sommeil, de faire les besognes les plus dures. Et si, étant allée se coucher après plusieurs nuits passées debout, on était obligé de l’appeler un quart d’heure après qu’elle s’était endormie, elle était si heureuse de pouvoir faire des choses pénibles comme si elles eussent été les plus simples du monde que, loin de rechigner, elle montrait sur son visage de la satisfaction et de la modestie. Seulement quand arrivait l’heure de la messe, et l’heure du premier déjeuner, ma grand’mère eût-elle été agonisante, Françoise se fût éclipsée à temps pour ne pas être en retard. Elle ne pouvait ni ne voulait être suppléée par son jeune valet de pied. Certes elle avait apporté de Combray une idée très haute des devoirs de chacun envers nous ; elle n’eût pas toléré qu’un de nos gens nous « manquât ». Cela avait fait d’elle une si noble, si impérieuse, si efficace éducatrice, qu’il n’y avait jamais eu chez nous de domestiques si corrompus qui n’eussent vite modifié, épuré leur conception de la vie jusqu’à ne plus toucher le « sou du franc » et à se précipiter — si peu serviables qu’ils eussent été jusqu’alors — pour me prendre des mains et ne pas me laisser me fatiguer à porter le moindre paquet. Mais, à Combray aussi, Françoise avait contracté — et importé à Paris — l’habitude de ne pouvoir supporter une aide quelconque dans son travail. Se voir prêter un concours lui semblait recevoir