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avec la France ? » J’objectai que, s’il y avait jamais une guerre, les Juifs seraient aussi bien mobilisés que les autres. « Peut-être et il n’est pas certain que ce ne soit pas une imprudence. Mais si on fait venir des Sénégalais et des Malgaches, je ne pense pas qu’ils mettront grand cœur à défendre la France, et c’est bien naturel. Votre Dreyfus pourrait plutôt être condamné pour infraction aux règles de l’hospitalité. Mais laissons cela. Peut-être pourriez-vous demander à votre ami de me faire assister à quelque belle fête au temple, à une circoncision, à des chants juifs. Il pourrait peut-être louer une salle et me donner quelque divertissement biblique, comme les filles de Saint-Cyr jouèrent des scènes tirées des Psaumes par Racine pour distraire Louis XIV. Vous pourriez peut-être arranger même des parties pour faire rire. Par exemple une lutte entre votre ami et son père où il le blesserait comme David Goliath. Cela composerait une farce assez plaisante. Il pourrait même, pendant qu’il y est, frapper à coups redoublés sur sa charogne, ou, comme dirait ma vieille bonne, sur sa carogne de mère. Voilà qui serait fort bien fait et ne serait pas pour nous déplaire, hein ! petit ami, puisque nous aimons les spectacles exotiques et que frapper cette créature extra-européenne, ce serait donner une correction méritée à un vieux chameau. » En disant ces mots affreux et presque fous, M. de Charlus me serrait le bras à me faire mal. Je me souvenais de la famille de M. de Charlus citant tant de traits de bonté admirables, de la part du baron, à l’égard de cette vieille bonne dont il venait de rappeler le patois moliéresque, et je me disais que les rapports, peu étudiés jusqu’ici, me semblait-il, entre la bonté et la méchanceté dans un même cœur, pour divers qu’ils puissent être, seraient intéressants à établir.

Je l’avertis qu’en tout cas Mme Bloch n’existait plus, et que quant à M. Bloch je me demandais