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peu particulier. D’ordre différent étaient celles de Bloch et de ses amis. D’un autre encore celles de M. de Charlus, comme on le verra, avec des personnes tout autres que Mme de Villeparisis. Malgré cela il faut se rappeler que l’opinion que nous avons les uns des autres, les rapports d’amitié, de famille, n’ont rien de fixe qu’en apparence, mais sont aussi éternellement mobiles que la mer. De là tant de bruits de divorce entre des époux qui semblaient unis et qui, bientôt après, parlent tendrement l’un de l’autre ; tant d’infamies dites par un ami sur un ami dont nous le croyions inséparable et avec qui nous le trouverons réconcilié avant que nous ayons eu le temps de revenir de notre surprise ; tant de renversements d’alliances en si peu de temps, entre les peuples.

— Mon Dieu, ça chauffe entre mon oncle et Mme Swann, me dit Saint-Loup. Et maman qui, dans son innocence, vient les déranger. Aux pures tout est pur !

Je regardais M. de Charlus. La houppette de ses cheveux gris, son œil dont le sourcil était relevé par le monocle et qui souriait, sa boutonnière en fleurs rouges, formaient comme les trois sommets mobiles d’un triangle convulsif et frappant. Je n’avais pas osé le saluer, car il ne m’avait fait aucun signe. Or, bien qu’il ne fût pas tourné de mon côté, j’étais persuadé qu’il m’avait vu ; tandis qu’il débitait quelque histoire à Mme Swann dont flottait jusque sur un genou du baron le magnifique manteau couleur pensée, les yeux errants de M. de Charlus, pareils à ceux d’un marchand en plein vent qui craint l’arrivée de la Rousse, avaient certainement exploré chaque partie du salon et découvert toutes les personnes qui s’y trouvaient. M. de Châtellerault vint lui dire bonjour sans que rien décelât dans le visage de M. de Charlus qu’il eût aperçu le jeune duc avant le moment où celui-ci se trouva devant lui. C’est ainsi que, dans les réunions un peu nombreuses comme était celle-ci,