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— Zézette, je te prierai de ne pas regarder ce jeune homme comme cela, dit Saint-Loup sur le visage de qui les hésitantes rougeurs de tout à l’heure s’étaient concentrées en une nuée sanglante qui dilatait et fonçait les traits distendus de mon ami ; si tu dois nous donner en spectacle, j’aime mieux déjeuner de mon côté et aller t’attendre au théâtre.

À ce moment on vint dire à Aimé qu’un monsieur le priait de venir lui parler à la portière de sa voiture. Saint-Loup, toujours inquiet et craignant qu’il ne s’agît d’une commission amoureuse à transmettre à sa maîtresse, regarda par la vitre et aperçut au fond de son coupé, les mains serrées dans des gants blancs rayés de noir, une fleur à la boutonnière, M. de Charlus.

— Tu vois, me dit-il à voix basse, ma famille me fait traquer jusqu’ici. Je t’en prie, moi je ne peux pas, mais puisque tu connais bien le maître d’hôtel, qui va sûrement nous vendre, demande-lui de ne pas aller à la voiture. Au moins que ce soit un garçon qui ne me connaisse pas. Si on dit à mon oncle qu’on ne me connaît pas, je sais comment il est, il ne viendra pas voir dans le café, il déteste ces endroits-là. N’est-ce pas tout de même dégoûtant qu’un vieux coureur de femmes comme lui, qui n’a pas dételé, me donne perpétuellement des leçons et vienne m’espionner !

Aimé, ayant reçu mes instructions, envoya un de ses commis qui devait dire qu’il ne pouvait pas se déranger et que, si on demandait le marquis de Saint-Loup, on dise qu’on ne le connaissait pas. La voiture repartit bientôt. Mais la maîtresse de Saint-Loup, qui n’avait pas entendu nos propos chuchotés à voix basse et avait cru qu’il s’agissait du jeune homme à qui Robert lui reprochait de faire de l’œil, éclata en injures.

— Allons bon ! c’est ce jeune homme maintenant ? tu fais bien de me prévenir ; oh ! c’est délicieux de