Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 6.djvu/180

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

c’eût été remonter le cours des âges. Ce rêve où la nature avait appris l’art, où la mer était devenue gothique, ce rêve où je désirais, où je croyais aborder à l’impossible, il me semblait l’avoir déjà fait souvent. Mais comme c’est le propre de ce qu’on imagine en dormant de se multiplier dans le passé, et de paraître, bien qu’étant nouveau, familier, je crus m’être trompé. Je m’aperçus au contraire que je faisais en effet souvent ce rêve.

Les amoindrissements mêmes qui caractérisent le sommeil se reflétaient dans le mien, mais d’une façon symbolique : je ne pouvais pas dans l’obscurité distinguer le visage des amis qui étaient là, car on dort les yeux fermés ; moi qui me tenais sans fin des raisonnements verbaux en rêvant, dès que je voulais parler à ces amis je sentais le son s’arrêter dans ma gorge, car on ne parle pas distinctement dans le sommeil ; je voulais aller à eux et je ne pouvais pas déplacer mes jambes, car on n’y marche pas non plus ; et tout à coup, j’avais honte de paraître devant eux, car on dort déshabillé. Telle, les yeux aveugles, les lèvres scellées, les jambes liées, le corps nu, la figure du sommeil que projetait mon sommeil lui-même avait l’air de ces grandes figures allégoriques où Giotto a représenté l’Envie avec un serpent dans la bouche, et que Swann m’avait données.

Saint-Loup vint à Paris pour quelques heures seulement. Tout en m’assurant qu’il n’avait pas eu l’occasion de parler de moi à sa cousine : « Elle n’est pas gentille du tout, Oriane, me dit-il, en se trahissant naïvement, ce n’est plus mon Oriane d’autrefois, on me l’a changée. Je t’assure qu’elle ne vaut pas la peine que tu t’occupes d’elle. Tu lui fais beaucoup trop d’honneur. Tu ne veux pas que je te présente à ma cousine Poictiers ? ajouta-t-il sans se rendre compte que cela ne pourrait me faire aucun plaisir. Voilà une jeune femme intelligente et qui te plairait. Elle a